Admire et danse !

La danse est un rêve sûrement. Un de ces rêves dont on craint qu’il ne soit qu’illusion mais qui, je crois, s’appelle l’imaginaire.

Anonyme et seul dans la foule assise, j’attends. Devant moi, devant la multitude, la scène vide est plongée dans le noir immobile. Le silence est peuplé des bruits irréductibles d’un monde qui tente de se faire oublier, de s’effacer pour ouvrir grand l’attente.

Montant d’une fosse claire, les avant-frissons de la musique vibrent dans l’air.

Le temps s’accumule en une tension palpable : c’est l’imminence !

Mes trépignements refoulés se frottent à ceux de mes voisins, comme si nous assistions, impuissants, à l’arrivée lente et inéluctable d’une vague gigantesque et trouble. Alors je ferme les yeux pour mieux attendre. Attendre le choc de la rencontre.

Rien n’arrive. Ou plutôt si, mais avec une telle douceur que tout n’est d’abord qu’invisible, inaudible, surgissant au ralenti, une déferlante insaisissable bravant mes paupières contractées.

Une vague discrète de plaisir, ou plutôt une anticipation de plaisir, comme un sourire intérieur, m’invite à la respiration. Et c’est l’inspiration, profonde, qui m’ouvre les yeux !

Un chausson blanc pointe alors hors de l’ombre, bientôt suivi d’un corps léger, bondissant sur des airs enfin déployés en un brouhaha exalté.

J’ai conscience qu’il se passe quelque chose d’important, que je suis le témoin d’un événement sur le point de s’accoucher. A la fois réjoui et inquiet, je me vois, moi-même parmi les autres, dans ce théâtre, fier d’y être et de pouvoir bientôt dire : “J’y étais !”.

Heureusement, je suis extirpé de cette rêverie vaniteuse par un regard, celui jaillissant à l’autre extrémité du pied qui vient d’entrer en scène.

Un regard droit devant moi.

Un regard droit devant lui, embrassant la salle tout entière : le danseur est là !

Puis c’est un deuxième qui entre, un troisième, un quatrième et d’autres encore, ils envahissent l’espace à mesure que la musique sature l’air, se répondant en échos démultipliés dont chaque vague survit aux autres.

Je suis nourri de l’intérieur, avide comme un nourrisson assoiffé du monde. Je m’envole et je nage dans les volute aériennes d’un élan confus et disproportionné, gigantesque et fabuleux. Je sens mes bords, ma peau et mon âme contenus par les bras chauds et lumineux des danseurs. Ils me soutiennent et me murmurent ce que j’ai besoin d’entendre.

Et c’est alors que cela arrive !

Surgissant du chaos, un muscle bandé, cerclé de son costume blanc, galbé, tendu, suspendu, se fige tout à coup, immobile au sommet d’une ascension fulgurante ! Attente infinie jusqu’au voyage de retour, celui qui ramène au sol, le temps seulement de s’enraciner à nouveau, de puiser dans la terre les forces d’un second envol, d’un autre voyage transgressant les lois terrestres, envoûtant l’univers pour le plier à ses rêves d’absolu.

Et le temps, charmé lui aussi, accepte alors de s’arrêter, offrant à ce corps, et aux yeux qui le portent, l’éternité d’une grâce mystérieuse qui force à l’abandon.

Les frontières qui séparent chaque organe, chaque personne, chaque pensée, ces frontières-là s’effondrent, créant un univers fugace dont nul ne sait où commence la danse et où finit son admiration.

Photographie de Paul Himmel, issue de la série Ballet

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