L’homme étrange

Qui est-il ?

Une lumière étroite fend son regard en deux. On ne voit de lui que les arêtes aveuglantes de son visage raide et découpé. Une pommette pointe sa pâleur hors de l’ombre, devancé de peu par la face Sud de son nez droit.

On dirait qu’il a peur. Ou alors est-il simplement méchant ? Quand il incline la tête pour s’échapper vers le ciel noir de cette pièce aride où il semble enfermé, les ombres se déplacent et dévoilent dans une troublante vague claire-obscure une peau tannée, grêlée, éprouvée, un cuir rêche et martyrisé, illisible.

Il est des gens dont on ne sait que penser, qu’il est impossible de juger d’emblée. Décèle-t-on chez eux une ambiguïté malsaine ? Un enjeu sordide ? Ou reflètent-ils, comme un affreux miroir nos fantasme secrets ? Quoi qu’il en soit, ils creusent en nous le sillon répugnant de la complaisance.

Alors il faut se retenir ou se reprendre ! Il faut s’ouvrir et attendre…

Alors je ne fais rien et je m’efface.

Pendant ce temps, il jette autour de lui quelques coups d’oeil secs et précis, qu’on croirait aléatoires. Mais une intuition me suggère d’imaginer d’autres hypothèses.

Est-ce le tranchant de son regard ? Comme s’il pouvait disséquer d’un trait les profondeurs de la nuit. Comme s’il parvenait à découvrir ce que d’aucun ignorerait ?

Je ne sais plus : ai-je peur ou, en réalité, suis-je dans l’attente silencieuse d’être libéré de mes craintes vagues ?

Et lui, cherche-t-il à se défendre ou n’est-il qu’une victime innocente ?

Tout à coup, ses lèvres frémissent et je sursaute. Entre ses dents, petites, jaunes et espacées, se faufile une pointe violacée, à peine entrevue, aussitôt cachée.

Va-t-il parler ?

Sa respiration s’alourdit et s’étoffe, croasse et crachote, vibre, suffoque.

Bon Dieu ! Mais va-t-il parler !

Suspendu à ce trou noir maigre et desséché, je retiens mon souffle et mes pensées. Je me force à en rougir, comme s’il était nécessaire que je l’aide, que je le contraigne.

Il entrouvre sa bouche et je me perds dans le puits sans fond de sa gorge noire. J’attends.

J’attends en vain.

Pourtant des veines saillent sur son cou décharné. Ses tempes palpitent, une écume presque jaune reflue sur ses lèvres.

Il crie !

Il crie mais rien ne déchire la nuit !

Il crie en silence et je voudrais hurler à sa place.

Alors j’assiste à son impuissance et je crains qu’il ne meure tout à coup sous l’effort stérile qui le paralyse.

Mais non, la bouche soudain se ferme. Les yeux brillants laissent couler une larme d’abandon puis lancent des éclats esseulés dans la noirceur avant d’aller se cacher, enfin, derrière des paupières lourdes et obstinées, palpitantes un instant et finalement inertes à mesure que le visage osseux s’affaisse dans l’ombre.

Sa respiration subitement régulière m’intrigue tout en m’offrant un répit, un soulagement improbable. On dirait qu’il dort !

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